> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v Quelle politique industrielle pour la Wallonie ?
2021-03 - Namur, le 25 janvier 2021. > [pdf]
Photo Dreamstime - Zilberman
Dans une interview dans "La Libre" du 18 janvier dernier, le Ministre wallon de l’Economie, Willy Borsus, propose de baser la ré-industrialisation de la Wallonie sur des secteurs et des filières d’excellence, sélectionnés sur base des conclusions du rapport d’un consultant. Cette approche sectorielle de la politique industrielle appelle quelques réflexions.
On ne peut qu’être d’accord avec le Ministre quand il déclare que l’économie wallonne a besoin de créer de l’industrie moderne. Comme je le soulignais dans une de mes précédentes chroniques, cette nouvelle industrie sera bâtie et générée, pour une large part, par de nouvelles entreprises, celles créées depuis quelques années et celles qui vont se créer dans le futur. En économie, ce n’est pas souvent dans les vieilles marmites qu’on fait les nouvelles soupes.
Le futur industriel wallon repose donc sur les hommes et femmes entrepreneur-e-s, d’aujourd’hui et de demain. Dans quel secteur, dans quelle filière, dans quelle province, dans quelle ville ces entrepreneures et entrepreneurs émergeront-ils et développeront-ils des entreprises de taille respectable ? Personne ne peut le prévoir. Personne. Aucun consultant, aucun décideur politique, aucun économiste ne peut affirmer que, si on favorise tel ou tel secteur, telle ou telle filière, des entreprises vont se créer ou que des entreprises existantes vont se développer fortement. Pourquoi ? Pour la simple et bonne raison que la création ou le développement d’une entreprise tient non seulement à la volonté et à la capacité de ses dirigeants, mais aussi aux forces du marché, par définition très difficilement anticipables, et, il faut l’admettre, à une certaine chance.
Bien sûr, on ne peut nier que certains domaines ont un avenir prometteur, les biotechnologies, le numérique, la robotique… et qu’il est dès lors tentant - et probablement responsable - pour des autorités publiques de favoriser ces domaines en espérant voir éclore de nouvelles pépites. Et jusqu’à un certain point, le raisonnement se tient : si on veut consacrer des moyens au développement du savoir scientifique et technologique, autant les investir dans ces domaines dont le potentiel paraît évident. Mais ce choix ne peut rester qu’au niveau de domaines très génériques, et c’est aux équipes de recherche que doit revenir le choix des orientations de leurs recherches et non aux autorités publiques. Ces dernières - pas davantage que leurs consultants d'ailleurs - n’ont simplement pas les compétences pour anticiper le marché, surtout dans les économies concurrentielles et mondialisées telles que nous les connaissons. Qui pourrait le faire d'ailleurs ?
Au niveau économique, plutôt que de vouloir développer à toute force un secteur ou sous-secteur ou encore une filière qui ne garantit nullement la création de valeur ou d’emplois, les autorités publiques trouveraient une plus grande efficacité à leurs actions dans des politiques qui créeraient les conditions favorables au développement de l’entrepreneuriat et des nouvelles entreprises, quel que soit le secteur ou la filière dont elles relèvent. Ainsi, peut-on citer quelques actions pour l’exemple : inciter les universités à mieux intégrer l’esprit d’entreprendre dans leurs cursus, favoriser la prise de risque chez les jeunes et particulièrement chez les jeunes chercheurs, organiser un réseau d’incubateurs efficaces, mettre en place une politique de "scaling up" pour les entreprises en croissance, aider les jeunes entreprises à aller à l’international, intensifier les financements à risque, attirer les fonds d’investissement étrangers, alléger les contraintes administratives… La liste peut encore être longue.
Et pour le reste, c’est-à-dire quand on a financé intelligemment la R&D et qu’on a construit un cadre favorable pour la création et le développement des entreprises, il faut laisser faire le marché.
Le constat n’est pas nouveau, les politiques industrielles verticales, c’est-à-dire les politiques qui se concentraient sur des secteurs et des entreprises « championnes », des années 1960 et 1970 ont très souvent été mises en échec, comme par exemple la politique industrielle française, tandis que les politiques dites "horizontales" qui ont porté leurs efforts sur des politiques générales de R&D, d’innovation, de formation, de qualité administrative, de réseaux de financement, sans vouloir privilégier tel secteur ou telle entreprise, ont engendré des économies souples, innovantes et créatrices d’emplois comme dans les pays scandinaves ou l’Allemagne.
Les politiques industrielles modernes doivent accompagner les activités nouvelles qui émergent et qui se développent, entretenir un dialogue permanent avec les acteurs pour déceler les obstacles à leur développement et tenter de les réduire le plus vite possible. Elles doivent porter leurs efforts sur les grands domaines qui sont en accord avec les enjeux sociétaux actuels, mais sans vouloir sélectionner et subventionner ni des secteurs particuliers, ni des entreprises, sauf si des externalités positives (1) en découlent ou que les subventions comblent des "déficiences de marché" (2). Les politiques industrielles modernes doivent se baser sur la R&D, l’innovation, l’éducation et des institutions souples et transparentes, et être en devenir permanent, s’adaptant aux conditions mouvantes du marché et de la technologie.
Parmi d’autres, deux économistes portent depuis quelques années le concept de "nouvelle politique industrielle" : Karl Aiginger et Dani Rodrik (3).
Tout en préparant des initiatives de soutien à l’industrie, il y a sans doute place, en Wallonie, pour une réflexion sur la politique industrielle de long terme que l’on veut mettre en œuvre dans la région, - quels objectifs, quels moyens, quels outils, quels programmes - réflexion qui tienne compte des leçons que l’on peut tirer des échecs et des succès des politiques industrielles menées à différentes époques et dans différents pays.
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(1) L’externalité positive caractérise le fait qu'un agent économique crée, par son activité, un effet externe en procurant à autrui, sans contrepartie monétaire, une utilité ou un avantage de façon gratuite. (Wikipedia).
(2) Une défaillance du marché est une situation dans laquelle le marché échoue dans la production et/ou l'allocation optimale des ressources économiques. (Wikipedia).
(3) K. AIGINGER & Dani RODRIK, Rebirth of Industrial Policy and an Agenda for the Twenty-First Century, in Journal of Industry, Competition and Trade, 20, p. 189-207 (2020)
https://doi.org/10.1007/s10842-019-00322-3. Pour ceux et celles que le sujet intéresse, et il est passionnant, une conférence de Dani Rodrik à la London School of Economics sur le thème : Industrial policy : old and new est disponible au lien suivant :
https://www.youtube.com/watch?v=ORXzXQG26sQ&ab_channel=CentreforEconomicPerformance.
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