> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v Jusqu’où faire confiance au marché ?
2021-07 - Namur, le 22 février 2021. > [pdf]
Crédit Bosch
Panique sur la planète économique : pénurie de semi-conducteurs. Ces puces électroniques que l’on retrouve dans énormément de biens de consommation courante – du smartphone à la voiture en passant par les appareils électro-ménagers ou les ordinateurs – viennent à manquer. La raison : l’explosion de la demande suite à la reprise industrielle qui annonce la fin de l’ère COVID. Les fournisseurs asiatiques, dont la Chine en premier lieu, ne peuvent plus suivre, au point que certaines industries, par exemple l’usine AUDI à Bruxelles, doivent suspendre leur production.
Et, du coup, les journaux se remplissent à nouveau des déclarations de tel ou tel ministre, d’analyses d’observateurs attentifs, qui reprennent l’antienne de la trop grande dépendance des économies industrielles avancées aux fournisseurs des pays asiatiques ou émergents, comme on l’avait déjà entendu lors de la pénurie des masques, du gel ou des seringues.
Rappelons tout de même que cette "dépendance" est le résultat de la spécialisation internationale du commerce où chaque pays ou région produit les biens pour lesquels il a un avantage compétitif, à la satisfaction de toutes les parties prenantes. Nos économies, pendant des décennies, ont bénéficié de semi-conducteurs de haute qualité et à bas prix, ce qui leur a permis de développer des industries florissantes et à haute valeur ajoutée, tandis que les consommateurs ont pu acquérir ces biens à des prix très abordables. Tout le monde y gagnait, dès lors que cette spécialisation internationale soutenait aussi le développement économique des pays producteurs, sortant des millions de gens de la pauvreté, processus qui aurait été beaucoup plus long si il n’y avait eu le commerce international.
Que d’autres se chargent de cette production a aussi permis aux pays dont l’industrie est dynamique d’investir ce qui aurait dû l’être pour la production des semi-conducteurs (équipements, main d’œuvre, R&D) dans des segments de production plus innovants et à plus haute valeur ajoutée.
Il est utile, à ce stade du raisonnement, de faire appel à une notion très importante de la science économique, à savoir le coût d’opportunité. Le coût d’opportunité est ce à quoi on renonce en faisant un choix. Par exemple, si entre deux investissements, je fais le choix de l’investissement A qui me rapporte 100.000 euros en deux ans, mon coût d’opportunité est le rendement que m’aurait rapporté l’investissement B, par exemple 140.000 euros mais en 3 ans.
On peut prendre un exemple wallon bien concret. Les fonds publics investis dans la sidérurgie wallonne pendant près de 40 ans semblaient justifiés pour maintenir l’activité et l’emploi dans les différents bassins en difficultés économiques. On peut cependant penser que le coût d’opportunité a été important, c’est-à-dire que l’investissement de cet argent dans d’autres activités aurait sans doute été, à terme, beaucoup plus bénéfique à la région. Mais plus risqué aussi, et au prix de transitions sociales douloureuses. Ne jetons donc pas la pierre aux dirigeants de l’époque, sans toutefois éluder le débat et recommander d’évaluer les coûts d’opportunité à chaque décision d’investissement public.
Revenons à la production de nos semi-conducteurs. Nous retrouvons une autre question de coût d’opportunité : les gains significatifs qui ont résulté de la spécialisation internationale sont-ils moindres que l’avantage, à savoir la disposition, d’une production plus importante de semi-conducteurs en Europe, mais alors à des prix plus chers et avec une allocation moins performante des ressources (capital, main d’œuvre)?
Les pays européens ont répondu par l’affirmative à cette question, puisque 13 d’entre eux (dont les grands pays) ont décidé d’investir en commun 145 milliards d’euros dans la conception et la production des semi-conducteurs, pour concurrencer les Etats-Unis et l’Asie et assurer l’indépendance européenne. Une telle initiative industrielle publique est toujours risquée car elle peut déboucher sur une production peu compétitive qui ne satisfera pas les utilisateurs de puces (les groupes automobiles par exemple), lesquels continueront à s’approvisionner en dehors de l’Europe. De même, les inconvénients de la dépendance et les risques de "chantage" ou d’une coupure générale et volontaire d’approvisionnement sont peut-être surestimés sous l’émotion des actuelles pénuries. Les producteurs doivent aussi vendre pour faire vivre leurs milliers de salariés occupés dans le secteur, et on est aussi très loin d’une "OPEP" des producteurs de puces et de semi-conducteurs.
Ce à quoi nous assistons n’est pas une anomalie du marché, c’est la conséquence d’un choc extérieur (la crise sanitaire) sur le marché des semi-conducteurs. Avant d’envisager toute décision publique hâtive pour inciter une production européenne de ces puces électroniques, voyons comment le marché va réagir. Et peut-être cette réaction va-t-elle se traduire par une décision des utilisateurs européens de puces d’intégrer la production de ces puces dans leur propre chaine de valeur, comme Apple vient de le décider. Il y a de bonnes chances que le marché se régule par lui-même, l’action publique venant plus le perturber que le fluidifier.
Se pose donc aussi une question de coût d’opportunité aux pays européens. N’y a-t-il pas un meilleur usage à faire des 145 milliards d’euros que ces pays veulent investir dans la production de puces ? Ne peut-on pas faire confiance au marché ? Est- ce à ce point stratégique ? Votre chroniqueur n’a évidemment pas la réponse, n’étant pas un spécialiste de l’industrie du semi-conducteur et de sa dimension stratégique. Il voulait simplement souligner que la bonne décision économique n’est pas aussi évidente qu’elle n’y paraît au premier abord. Le calcul du coût d’opportunité montre qu’un investissement ne se mesure pas seulement par son propre coût/rendement mais qu’il faut aussi tenir compte de ce qui aurait été gagné si on avait fait un autre investissement.
En synthèse, à moins d’impératifs stratégiques comme, par exemple, l’énergie, la nourriture ou la défense (et peut-être que la production européenne de semi-conducteurs en est un), mieux vaut laisser le marché agir et réguler l’offre et la demande. Très souvent, il solutionne mieux les problèmes que l’intervention d’une autorité publique, à un coût d’opportunité moindre. Très souvent mais pas toujours. Comment reconnaître les situations de défaillance de marché dans lesquelles les autorités doivent intervenir et faire mieux que pire n’est pas la question la plus aisée qui se pose aux décideurs publics. Nous rejoignons ici les questions sur le libre-échange déjà évoquées à l’occasion d’une précédente chronique (1).
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(1) "Ralentir la course du libre-échange" http://www.institut-destree.eu/2021-02-01_chronique-economique_didier-paquot.html
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