> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v La dualité du marché du travail
2021-11 - Namur, le 22 mars 2021. > [pdf]
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Comme chaque année, le rapport du Conseil Supérieur de l’emploi (CSE) mérite le détour, tant par sa rigueur et solidité intellectuelle que par ses recommandations. Il serait plus qu’indiqué que cette édition 2020 soit, pour un moment, le "rapport de chevet" des décideuses et décideurs politiques, du fédéral jusqu’au niveau communal.
L’édition 2019, qui avait pour thème "Plus d’actifs pour une économie prospère et inclusive" (1), montrait que le "niveau d’éducation est le principal déterminant de la participation au marché du travail" (2). Les personnes peu diplômées cumulent un faible taux d’activité, un faible taux d’emploi (3) et un taux de chômage élevé. Dès lors, en toute bonne logique, l’édition 2020 (4) du rapport du CSE est consacré à la double question : comment ramener les gens peu diplômés sur le marché du travail et que faire pour qu’un emploi leur soit offert ?
Pour bien comprendre les déboires des personnes peu diplômées sur le marché du travail, le rapport 2020 du CSE retrace les deux grandes tendances du marché de l’emploi sur les 30 dernières années. D’un côté, les emplois hautement qualifiés se sont fortement développés, sous l’impulsion des progrès technologiques, entraînant une demande accrue pour une main d’œuvre hautement diplômée. La deuxième tendance est moins intuitive. Ce ne sont pas les emplois peu qualifiés qui ont diminué en proportion du total, mais bien les emplois moyennement qualifiés, ceux qui ont pu être remplacés, par exemple par l’automation ou la bureautique.
Les tableaux figurent en taille réelle dans le fichier <pdf>
référencé sous le titre de la chronique
Note : "Belgique" (5)
Comme on le lit au tableau 1, la proportion des emplois hautement qualifiés est montée à 48% du total en 2019, contre 38% en 1993, tandis que la part des emplois moyennement qualifiés est tombée de 53% à 42%. La part des emplois peu qualifiés est restée stable à 10%. C’est ce qu’on appelle la dualisation du marché du travail : à un bout du spectre, un accroissement des emplois hautement qualifiés, à l’autre bout, un nombre d’emplois peu qualifiés qui se maintient, et entre les deux, le marasme.
Est dès lors arrivé ce qui devait arriver, les personnes moyennement diplômées se sont rabattues sur les emplois faiblement qualifiés. Les chiffres parlent d’eux-mêmes (voir tableau 2): les personnes moyennement diplômées occupaient en 2019 51% des postes peu qualifiés, contre seulement 25% en 1993. Les personnes faiblement diplômées n’occupent plus que 42% des emplois peu qualifiés, venant d’un pourcentage de 73% dans le début des années 90. Même les personnes hautement diplômées sont en plus grand nombre à devoir se satisfaire d’un emploi faiblement qualifié.
Les personnes moyennement diplômées ont donc "expulsé" les faiblement diplômés de l’emploi, soit vers le chômage, soit tout à fait hors du marché du travail. En effet, découragées de ne pas trouver du travail (à tout le moins suffisamment rémunérateur), les personnes peu qualifiées renoncent à chercher un emploi, se contentant des allocations ou du travail souterrain, accentuant cette fois la dualisation de la société tout entière.
En plus d’être occupés par des personnes plus diplômées que requis, le nombre d’emplois faiblement qualifiés ne serait, quoiqu’il en soit, pas suffisant pour le nombre de personnes peu diplômées, même si ce nombre a fortement diminué en proportion du total de la population.
On trouve dans ces mouvements sur le marché du travail, une des origines du profond mécontentement social qui s’est généralisé dans beaucoup de pays industriels avancés : une frustration chez les personnes moyennement diplômées, obligées de se satisfaire d’un emploi moins bien rémunéré que ce qu’elles espéraient, et un désespoir chez les personnes peu diplômées, pour un grand nombre proches ou en-dessous du seuil de pauvreté.
Le tableau 3 ci-dessous traduit en chiffres, cette fois pour la Wallonie, toute la brutalité de la situation. Il serait fastidieux de reprendre tous les chiffres dans le texte. Mais notons, pour les personnes peu diplômées, le très faible niveau de taux d’emploi, accompagné d’un très haut taux de chômage. Et remarquons surtout l’écart immense pour les trois taux (taux d’activité, taux d’emploi et taux de chômage) entre les deux catégories extrêmes, les peu et les hautement diplômés qui sont tout à fait épargnés par les secousses du marché du travail, et même favorisés par ces dernières.
Notes : "Données 2016" (6) - "Taux d'activité" (7)
Cette dualité du marché du travail complique singulièrement la tâche des responsables des politiques économiques, qui incluent celles de l’emploi. D’un côté, il faut favoriser les activités à haute valeur ajoutée, basées sur l’innovation, avec le risque qu’une grande partie de la population ne puisse accéder aux emplois proposés, créant par là des pénuries de main d’œuvre. Et de l’autre côté, il faut faire face à cette question épineuse : faut-il favoriser la création d’emplois peu qualifiés, qui, certes, sortiront les personnes de l’inactivité, mais n’augmenteront que modérément les revenus, n’effaçant pas toute la précarité, sans parler d’un insuffisante création de richesse collective nécessaire pour les politiques publiques.
Nous aborderons cette question lors de notre prochaine chronique, tout en rappelant que la solution de moyen et long termes est connue : un enseignement meilleur et plus équitable conduisant à l’augmentation des emplois qualifiés occupés par une plus large population. Sans quoi, la société wallonne produira une troisième, presqu’une quatrième, génération d’hommes et de femmes massivement privés de travail en raison de leurs compétences trop faibles ou inadaptées.
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(2) « Quelle place pour les personnes peu diplômées sur le marché du travail en Belgique » p.7 https://cse.belgique.be/sites/default/files/content/download/files/cse_2020_personnes_peu_diplomees.pdf
(3) Attention de ne pas confondre taux d’activité et taux d’emploi. Le taux d’activité c’est le rapport entre, d’une part, l’ensemble des personnes actives sur le marché du travail c’est-à-dire celles qui ont un emploi et celles qui en cherchent un (les chômeurs) et, d’autre part, la population entre 20 et 64 ans. Le taux d’emploi est le rapport entre le nombre de personnes qui ont un emploi et la population entre 20 et 64 ans.
(5) Nos recherches ne nous ont malheureusement pas conduit à des données pour la Wallonie.
(6) Nous aurions aimé présenter des données plus récentes, mais la disponibilité lacunaire des statistiques sur le site de l’enquête sur les forces de travail nous l’a empêché. La situation sur le marché du travail s’est améliorée depuis 2016, mais les rapports entre les différents taux n’ont pas beaucoup évolué, selon les recoupements qui ont été possibles.
(7) La note 3 donne une explication de ces différents taux.
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