> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v L’inflation, c’est grave, docteur ?
2021-22 - Namur, le 14 juin 2021. > [pdf]
Steve Woods Dreamstime
Comme nous l’évoquions dans notre chronique précédente (1), une des menaces qui pèsent sur la reprise économique post-Covid est une remontée trop brutale de l’inflation. Rappelons que l’inflation est une hausse générale des prix des biens et des services en circulation dans une économie.
Mais pourquoi une telle crainte de l’inflation ? Simplement parce qu’elle dérègle un des rouages essentiels de l’économie de marché, à savoir le rôle de la monnaie. Dans les manuels d’économie, on attribue trois fonctions à la monnaie : une fonction d’étalon de valeur (chaque bien ou service a une valeur exprimée en monnaie), une fonction d’instrument d’échange (c’est l’échange de monnaie qui permet l’échange des biens et des services) et enfin, une fonction de réserve de valeur, l’argent de nos épargnes.
Une inflation trop importante, et surtout une accélération constante de l’inflation, met à mal chacune de ces trois fonctions. Les prix changeant sans cesse, dans les cas d’hyperinflation plusieurs fois par jour, la monnaie n’est plus un étalon de valeur en qui on peut avoir confiance, puisque la monnaie que vous détenez un jour ne vous donne plus le même pouvoir d’achat le lendemain. Elle perd dès lors aussi sa capacité d’instrument d’échange : la méfiance grandissant, d’autres instruments d’échange peuvent prendre sa place, comme une monnaie étrangère. Quant à la fonction de réserve de valeur, elle est aussi mise à mal, puisque votre épargne diminue en valeur réelle (en pouvoir d’achat) à chaque augmentation de l’inflation qui n’est pas compensée par une hausse des taux d’intérêt.
En résumé, l’inflation appauvrit tout le monde – le travailleur dont le salaire n’est pas indexé, le consommateur, l’épargnant, les entreprises – et rend les échanges (le commerce) monétaires très difficile. Ce qui conduit, en cas d’hyperinflation, à la paralysie complète de l’économie.
Il n’y pas de définition précise de l’hyperinflation, mais on parle d’inflation qui, mensuellement, atteint au moins 10%, mais souvent des dizaines de pourcents. Pour donner quelques exemples d’hyperinflation, durant celle qu’a connue l’Allemagne en 1922-1923, et qui a durablement traumatisé le pays, pour ce qu’on pouvait obtenir pour un Deutsche Marck au 1er janvier 1923, il fallait en débourser 165.801 pour le même achat le 31 décembre de la même année (2). En Argentine, les prix ont augmenté de 4.924% en 1989 et au Zimbabwe en 2009, il fallait 500 milliards de dollars du Zimbabwe pour obtenir 1 euro (3). Dans des cas extrêmes comme ceux-là, soit on introduit une nouvelle monnaie accompagnée de mesures d’assainissement drastique (cfr. ci-dessous), soit les agents économiques, de leur propre initiative, prennent une autre monnaie comme étalon de valeur et instrument d’échange, le plus souvent le US dollar.
Il ne faut cependant pas que l’inflation atteigne ces extrêmes pour qu’elle soit dangereusement déstabilisante. La grande peur que nourrissent les pays industrialisés à l’égard de l’inflation date des années 1970.
Durant les 25 ans qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’inflation a toujours été maîtrisée par des politiques budgétaires et monétaires appropriées, sans jamais beaucoup freiner la forte croissance. Mais, au début des années 1970, et surtout après le premier choc pétrolier, est apparue une situation inconnue, à savoir la co-existence d’une inflation importante, souvent croissante, et d’un faible niveau d’activité. Jusque là, on pensait que l’inflation n’apparaissait que lorsque la demande globale excédait l’offre globale, c’est-à-dire quand une surchauffe de l’économie exerçait une pression sur les prix. Mais cette fois, les économies industrielles étaient très loin de la surchauffe, le chômage ne cessait d’augmenter, et l’inflation s’accélérait.
Ce fut l’occasion pour le courant de pensée économique néo-classique (pour qui l’offre détermine l’activité économique) de redresser la tête face au courant keynésien (pour qui la variable déterminante est la demande). Si l’inflation coexistait avec un niveau faible d’activité, ont avancé les néo-classiques, c’est parce que les politiques de relance par la demande (budgétaire et monétaire), mises en place pour contrer le choc pétrolier, ne conduisaient pas à une augmentation de l’offre, qui était entravée par des problèmes structurels – salaires trop élevés, mutations industrielles, mauvaise qualification de la main d’œuvre – mais ne faisaient qu’alimenter la hausse des prix, en raison d’un excès de masse monétaire. Un double remède était prescrit : réduire l’inflation par la hausse des taux d’intérêt et améliorer l’offre des biens et des services.
Ces politiques furent bel et bien mises en place, d’abord aux Etats-Unis, puis dans le reste du monde industrialisé. Le processus de désinflation (réduction de l’inflation) fut particulièrement pénible, puisque la hausse des taux d’intérêt et la réduction des déficits budgétaires ont plombé l’activité économique, déjà pas en très grande forme, conduisant à des récessions et à de nouvelles augmentations du chômage. Sans compter que la réduction des dépenses publiques a aussi mis à mal un certain nombre de politiques sociales.
Depuis lors, les autorités politiques mais surtout monétaires vivent dans l’angoisse de connaître à nouveau un pareil phénomène de stagflation (mot-valise à partir de stagnation et inflation), qui oblige, pour combattre l’inflation, à affaiblir une économie déjà faible, le remède risquant de tuer le patient. Cette crainte s’est réveillée à l’occasion de la reprise induite par le déconfinement. L’inflation s’est en effet accélérée ces derniers mois, surtout aux Etats-Unis, dans une moindre mesure en Europe, pour des raisons détaillées dans ma précédente chronique (4). Si cette accélération devait perdurer, les autorités monétaires seraient contraintes de relever les taux d’intérêt rapidement, au risque de couper bras et jambes aux économies encore convalescentes et de reporter le retour au plein-emploi de plusieurs années.
Mais à quel taux de hausse des prix décide-t-on que l’inflation entre dans une spirale inflationniste prix/salaires, c’est-à-dire une augmentation des prix qui conduit à une augmentation des salaires, elle-même venant nourrir une nouvelle hausse des prix et ainsi de suite ? Le traumatisme des années 1970 a conduit les banques centrales à adopter un objectif d’inflation très bas (2%). Trop bas, jugent beaucoup d’économistes, compte tenu du caractère éphémère des causes de l’actuelle hausse de l’inflation et d’autres facteurs structurels (mondialisation, vieillissement de la population, confiance dans les autorités monétaires) qui poussent l’inflation à la baisse.
Jusqu’où alors peut-on se permettre de laisser l’inflation dériver ? Car l’histoire économique a montré que, lorsque la spirale inflationniste est lancée et que les agents économiques anticipent des hausses d’inflation, revenir à une stabilité des prix est très difficile et très douloureux. Certains économistes comparent la lutte contre l’inflation à une tentative de faire rentrer dans son tube la pâte de dentifrice qui s’en est échappée.
Plus sérieusement, les autorités monétaires portent de lourdes responsabilités. Relever trop tôt les taux d’intérêt (comme en 2010 pour la Banque Centrale Européenne) et on retombe dans l’atonie économique, les relever trop tard fait courir le risque de hausses plus importantes encore qui engendreront une récession à terme. L’emploi et le niveau de vie de millions de personnes dépendront de la justesse des décisions des grandes banques centrales mondiales.
Faites attention quand vous lisez les journaux, les décisions monétaires, qui paraissent lointaines et très techniques, sont peut-être les mesures économiques qui influencent le plus votre quotidien.
_________________
(1) http://www.institut-destree.eu/2021-06-07_chronique-economique_didier-paquot.html
(2) https://www.citeco.fr/10000-ans-histoire-economie/revolutions-industrielles/hyperinflation-en-allemagne
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Hyperinflation#:~:text=L'hyperinflation%20est%2C%20en%20%C3%A9conomie,la%20monnaie%20d'un%20pays .
(4) Cfr. Note 1.
> Inscrivez-vous par mail à cette chronique économique :
economics [at] institut-destree.eu Bienvenue
> Partagez aussi cet article avec vos réseaux :
@InstitutDestree@InstitutDestreewww.linkedin.com/company/destree-institute/ Webmail de MAD-Skills.eu
(c) https://www.institut-destree.eu, en ligne depuis 1996,
ONG partenaire UNESCO et UN-ECOSOC depuis 2012
Propulsé par hébergé par wistee.fr