> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v 20 ans de monnaie unique, vive l’Europe !
2022-01 - Namur, le 10 janvier 2022. > [pdf]
Lors du réveillon 2001-2002, je me suis éclipsé de la fête vers minuit et demi. J’ai descendu à pied la longue route de la Sauvenière pour rejoindre le centre de la petite ville de Spa, vide et silencieux sinon dans quelques bars et restaurants mais qu’on ne voyait ni n’entendait depuis l’auvent en béton qui abritait le guichet automatique de la Poste.
Entouré d’obscurité, j’ai introduit ma carte, un montant, mon code et dans un glissement de roulettes sont apparus les premiers billets en euros. J’ai rejoint la lumière fade et jaune d’un réverbère pour les contempler : lisse, aux motifs architecturaux, aux couleurs tranchées et lumineuses. Voilà, je tenais dans mes mains la preuve d’une révolution monétaire, d’un fait sans précédent dans l’histoire de l’humanité (1) : des Etats souverains renonçaient volontairement à battre monnaie pour adopter une monnaie unique.
En renonçant à leur monnaie, ces Etats transféraient à une Autorité commune aux Etats de l’union monétaire deux instruments de politique économique les plus puissants, la politique monétaire et celle des taux de change. Ils mettaient aussi sous la tutelle de cette autorité un troisième instrument, tout aussi essentiel, la politique budgétaire. Le sacrifice de souveraineté nationale était immense, peut-être encore plus important que ne l’imaginaient les dirigeants européens de l’époque.
Comme économiste passionné, sous mon réverbère à Spa en cette nuit de réveillon, je vivais un moment parfaitement incroyable de l’histoire de ma discipline et, comme Européen convaincu, une étape décisive (mais non irréversible) dans la progression vers un destin commun et solidaire des pays formant cette union monétaire.
J’étais d’autant plus ému que j’avais vécu "de l’intérieur", si je puis dire, la mise en place de la monnaie unique au sein de la Direction générale des Affaires économiques et financières de la Commission européenne, où j’ai travaillé entre 1995 et 1999.
Ce qu’a accompli cette administration pour amener les billets d’euros dans un guichet automatique de la ville de Spa était sans doute sans comparaison avec ce que les Banques centrales nationales et européenne, les institutions à la manœuvre de l’opération, ont réalisé. J’ai pu néanmoins mesurer l’intelligence et la persévérance qu’il a fallu à la Commission et l’administration européennes de l’époque pour réunir toutes les conditions permettant l’éclosion de l’euro, notamment pour confirmer la conformité des pays-adhérents aux critères du Traité européen. Maintenant que l’euro fait partie de notre vie, on imagine que tout est allé de soi mais je peux modestement témoigner que loin s’en faut, le projet a souvent risqué de capoter ou d’être retardé.
L’atmosphère était aussi très électrique car, à longueur de séminaires, de colloques, d’articles, les économistes anglo-saxons prédisaient l’échec de la monnaie unique. D’un point de vue strictement économique, ils avaient raison : l’économie européenne et ses institutions ne remplissaient pas les conditions pour former une zone monétaire. Il y avait trop d’écart entre les performances des économies du nord et du sud, il n’y avait pas d’instruments de contrôle crédibles des politiques budgétaires nationales, de filet de sécurité en cas de crise financière, ou encore de mécanismes de transferts financiers entre les pays en cas de trop grands déséquilibres (les fameux chocs asymétriques).
Toutes ces noires prophéties se sont réalisées. La crise financière de 2008 a ébranlé le secteur bancaire européen d’autant plus fort qu’il n’existait pas d’union bancaire ni de fonds de sécurité. S’en est suivi une crise des dettes souveraines, en raison des profonds déséquilibres des finances publiques de certains pays, à commencer par la Grèce, qui ont conduit les marchés financiers à penser que la monnaie unique n’était pas tenable pour ces pays. Et enfin la crise sanitaire a souligné l’absence d’instruments budgétaires pour relancer l’économie européenne.
L’Union économique et monétaire de l’Europe est parvenue à surmonter toutes ces crises jusqu’ici avec succès, répondant rapidement par des mesures d’urgence aux conséquences aigües des crises, et mettant au fur et à mesure en place les instruments pour atténuer des chocs futurs. Toutes ces crises ont amené à plus de solidarité les pays qui ne voulaient pas en entendre parler, et à plus de responsabilités les pays qui avaient pris un peu trop à la légère les contraintes imposées par l’adoption d’une monnaie transnationale.
Une étude d’un think tank allemand (2), le CEP, suggère que de nombreux pays, notamment les pays du sud, ont "perdu" de l’activité et de la croissance économiques en raison de l’abandon de l’instrument des taux de change. La méthodologie de cette étude a été vivement critiquée (3). Une autre étude, menée par le Kiel Institute (4) suggère le contraire, c’est-à-dire un effet positif de l’euro sur le bien-être de tous les pays qui l’ont adopté.
Sans doute que certains pays, faute de l’arme du taux de change, ont perdu de la compétitivité face à des pays comme l’Allemagne mais, à l’inverse, ils ont bénéficié de taux d’intérêt faibles et d’une monnaie internationale forte qui ont permis de créer de l’activité. On a aussi vite oublié les tensions et crises récurrentes qui fragilisaient le Système monétaire européen (SME), lequel s’avérait intenable à terme. Or sans taux de changes stables, le marché unique lui-même n’aurait pas tenu. Durant ces 20 dernières années, la vie des gouvernements de la zone euro a été bien plus confortable, dans le domaine économique et financier, qu’elle ne l’aurait été sans la monnaie unique.
Et il ne s’agit ici que des avantages économiques. L’euro a aussi lié un peu plus le destin politique des pays qui composent l’union monétaire. De même, avec une monnaie qui représente 37,5% des paiements globaux mondiaux (pour 42,6% au dollar américain), l’Europe existe beaucoup plus sur la scène mondiale. Et que dire de l’effet de la monnaie unique sur l’entente entre les peuples, 340 millions de citoyens européens se sentent, grâce à elle, un peu plus chez eux dans 18 pays qui ne sont pas le leur, du Portugal jusqu’aux pays baltes.
L’euro a 20 ans mais rien n’est jamais gagné. L’Union monétaire connaîtra d’autres crises, les dirigeants des pays européens s’opposeront encore sur le rôle de la Banque centrale européenne, sur de futures mises en commun d’instruments économiques ou le renforcement des mécanismes de solidarité. La zone euro, peut, à ces occasions, exploser, le risque existe.
Espérons seulement que les citoyens européens prendront chaque jour un peu plus conscience de la chance immense qu’ils ont de vivre dans une union économique et monétaire qui leur assure protection, stabilité et prospérité, et qu’ils soutiendront les institutions de l’Union européenne lors des chocs futurs au lieu de les affaiblir par des excès de méfiance injustifiés dans leur ampleur. Mais c’est aussi le devoir des institutions européennes que de se rapprocher des citoyens et de faire preuve de plus de pédagogie.
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(1) À ma connaissance
(2) Alessandro GASPAROTTI & Matthias KULLAS, L'euro a 20 ans : qui sont les perdants ? Qui sont les gagnants ?, Une étude empirique, dans Les Etudes du CEP, Freiburg (DE), Centre de Politique européenne, Février 2019. https://www.cep.eu/fileadmin/user_upload/cep.eu/Studien/20_Jahre_Euro_-_Gewinner_und_Verlierer/Les_Etudes_du_cep_L__euro_a_20_ans.pdf
(3) par exemple: https://www.lepoint.fr/economie/l-etude-allemande-bidon-sur-les-perdants-de-l-euro-28-02-2019-2297121_28.php
(4) Gabriel FELBERMAYR, Marina STEININGEN, Revisiting the euro’s trade cost and welfare effects, IFWKiel, Working paper 2121, 2021 https://www.ifw-kiel.de/de/experten/ifw/gabriel-felbermayr/revisiting-the-euros-trade-cost-and-welfare-effects-12446/
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