> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v Revenu et pouvoir d’achat, obligation pour l’Etat de soutenir l’un et l’autre ?
2022-22 - Namur, le 27 juin 2022. > [pdf]
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L’imposante manifestation pour la préservation du pouvoir d’achat et l’augmentation des salaires de ce lundi 20 juin, les très nombreux reportages dans les médias sur les ménages "qui ne s’en sortent plus" pressent les pouvoirs publics à prendre les mesures nécessaires pour préserver le pouvoir d’achat de la population suite au choc des prix énergétiques. Mais n’est-ce pas là en demander un peu trop aux autorités ?
La dernière enquête de l’Office belge de statistiques, Statbel, sur "le bien-être personnel et les conditions de vie des Belges âgés de 16 à 75 ans" (1) va aider à cadrer le débat.
Comme le montrent les chiffres des graphiques ci-dessous, au premier trimestre 2022, 72% des Belges estimaient que leur revenu disponible (2) était resté stable par rapport à la même époque de l’année précédente, et même, pour 19% d’entre eux, leur revenu disponible avait augmenté. Il avait diminué pour seulement 6% des Belges. Les chiffres sont à peu près similaires, sinon meilleurs, pour la Wallonie. La forte progression de l’inflation a donc été compensée.
Graphique 1 - Quelle a été l’évolution de votre revenu disponible sur un an ?
Réponses en pourcentage du total des réponses
Les tableaux figurent en taille réelle dans le fichier <pdf> référencé sous le titre de la chronique.
Sans surprise, comme le montre le graphique 2, la raison principale de la stabilisation, voire l’augmentation, du revenu disponible, tient à l’indexation automatique des allocations sociales, pensions et salaires. Puisque automatique, et non le résultat de longues négociations entre les interlocuteurs sociaux ou l’Etat, le mécanisme d’indexation n’est pas apprécié à sa juste valeur, qui est pourtant extrêmement importante. Les Belges sont à peu près les seuls citoyens au monde à bénéficier d’un telle mesure qui ajuste, presqu’en temps réel, le revenu à l’inflation. Plutôt que de crier haro sur le baudet, les citoyens devraient remercier le Gouvernement de maintenir cette mesure, en dépit des coûts, des effets pervers et des difficultés qu’elle peut présenter par ailleurs, surtout pour les entreprises.
Graphique 2 – Quelle est la raison principale pour laquelle le revenu disponible du ménage a augmenté par rapport il y a 12 mois ?
Belgique - En pourcentage du total des réponses
Si le revenu disponible a été très bien préservé, pourquoi une telle colère dans la rue, dans les médias et sur les réseaux sociaux ? Pour la raison que le maintien du revenu disponible ne signifie pas le maintien du pouvoir d’achat. Selon la définition concise de l’INSEE, le pouvoir d'achat correspond au volume de biens et services qu'un revenu permet d'acheter. Et voilà bien la conséquence très dommageable de la hausse des prix énergétiques pour les ménages : le même revenu ne permet plus d’acheter le même volume de biens et de services. Ici, il ne s’agit plus d’une question d’inflation mais d’une modification des prix relatifs entre les biens et services. Le prix relatif des produits énergétiques (essence, gaz, électricité) par rapport aux autres biens a considérablement augmenté. Dès lors, à revenu inchangé, pour consommer la même quantité de produits énergétiques, les ménages sont obligés de consommer moins des autres biens et services. Pour rétablir l’équilibre ancien, ils devraient diminuer leur consommation énergétique, ce qui est difficilement envisageable, du moins à court terme, compte tenu de son caractère indispensable à la vie quotidienne.
Toutes ces considérations sont évidentes et bien connues, pourquoi les rappeler ? Parce qu’elles permettent de poser la question suivante : dans ses missions de régulation et de protection du bien-être des citoyens, l’Etat doit-il seulement assurer le maintien du revenu disponible, ce qu’il a très bien fait, ou est-il tenu de maintenir aussi le même niveau de pouvoir d’achat quand les prix relatifs sont modifiés? C’est ce que demandent les citoyens, mais est-ce réaliste et même souhaitable ?
Ce n’est certainement pas réaliste. Assurer aux ménages le même volume de consommation de biens et services que celui qui prévalait avant le choc énergétique serait d’un coût beaucoup trop élevé pour le budget public, les mesures seraient tout bonnement impayables, surtout dans les conditions fragiles où se trouvent les finances publiques après la crise du covid. Quelques mesures ponctuelles, presque symboliques, comme celles qui sont prises actuellement, peuvent sans doute être supportées par les caisses publiques, mais promettre plus à la population ne serait pas honnête.
Mais est-ce même souhaitable de vouloir rétablir, par des primes ou la manipulation des prix, la structure de consommation telle qu’elle existait avant le choc énergétique ? Sans doute pas. La modification des prix relatifs donne des signaux forts sur la rareté ainsi que sur les conditions de production, de transport et de distribution des biens en cause. Vouloir en effacer les conséquences sur la consommation entraînerait des déséquilibres économiques intenables à terme et un retour de bâton encore plus douloureux pour les consommateurs car, tôt ou tard, dans une économie de marché, la vérité des prix prévaut.
Enfin, dans le cas précis qui nous occupe, l’augmentation des prix relatifs de l’énergie est, en soi, souhaitable (sans doute pas dans ces proportions ni si brutalement) pour accélérer le changement des comportements de production et de consommation de l’énergie en vue de freiner le changement climatique et la pollution. Est-ce dès lors indiqué que l’Etat intervienne pour rétablir les mêmes conditions de production et de consommation d’avant le choc énergétique?
On ne peut cependant pas ignorer les conséquences désastreuses que cette modification des prix relatifs des produits énergétiques imprime sur les ménages les plus démunis, quand ceux-ci, pour assurer une consommation suffisante de produits énergétiques, doivent se priver d’autres biens de première nécessité. Les réponses à une autre question de l’enquête de Statbel donnent la mesure de la détérioration de la situation économique des ménages depuis le choc sur les prix de l’énergie.
Graphique 3 - Compte tenu des revenus de votre ménage, votre ménage est-il en mesure de boucler son budget ?
Réponses en pourcentage du total des réponses
La situation économique des ménages s’est bel et bien détériorée depuis le 3ème trimestre 2021 puisque, entre cette période et le premier trimestre 2022, le nombre de ménages qui bouclent leur budget de très difficilement à plutôt difficilement passe de 36% à 41% pour la Belgique et de 42% à 49% pour la Wallonie. On notera aussi que c’est donc près d'un ménage sur deux en Wallonie qui boucle son budget difficilement, c’est évidemment très interpellant. En Flandre, ce pourcentage se monte à 36% (hors graphique), ce qui est moindre qu’en Wallonie, mais tout de même significatif. On constatera enfin que la flambée des prix a exacerbé une situation qui était déjà fragile, avec 42% des ménages wallons qui peinaient à "nouer les deux bouts".
Il est donc plus que temps d’augmenter par une réforme sur la fiscalité des bas salaires les revenus des ménages les moins bien lotis. En Belgique, on paie trop vite des impôts. Cette réforme ne doit pas se contenter d’augmenter la quotité forfaitaire d’impôts (la part du revenu sur lequel aucun impôt n’est dû) mais elle doit aussi réduire les taux sur les premières tranches d’imposition. On fera alors coup triple : on remédiera à un déséquilibre structurel, on atténuera le choc de la hausse des prix énergétiques sur les bas revenus et on réduira les pièges à l’emploi en augmentant la différence entre les bas salaires et les allocations sociales.
En maintenant le revenu disponible, l’Etat a fait son travail, car on ne peut, notamment pour des raisons budgétaires, lui demander de rétablir complètement le pouvoir d’achat des ménages. Mais, par une réforme fiscale plus que nécessaire, il peut soulager les ménages les plus fragiles.
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(1) https://statbel.fgov.be/fr/themes/menages/pauvrete-et-conditions-de-vie/suivi-trimestriel#news
(2) « Le revenu disponible est le revenu à la disposition du ménage pour consommer et épargner. Il comprend les revenus d’activité nets des cotisations sociales, les indemnités de chômage, les retraites et pensions, les revenus du patrimoine (fonciers et financiers) et les autres prestations sociales perçues, nets des impôts directs. » définition de l’INSEE (Institut national (français) des statistiques et des études économiques.
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