> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v Wallonie innovante, Wallonie économique : pourquoi ce grand écart ? (1)
2022-08 - Namur, le 28 février 2022. > [pdf]
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Nous en faisions le constat dans notre dernière chronique : les performances économiques de la Wallonie sont loin de son niveau d’innovation. Nombre d’études montrent pourtant une corrélation entre l’innovation et l’activité économique. La Commission européenne le rappelait encore dans son 8ème rapport sur la politique de la cohésion : "Il y a une étroite relation entre le niveau de développement des régions et le score d’innovation" (2) (le score d’innovation étant l’indice régional synthétique d’innovation calculé pour chaque région dans le "Regional Innovation Scoreboard" (3)). Nous exprimions notre perplexité à constater que la Wallonie, grâce à un indice de 114 (Europe=100), était rangée dans la catégorie des régions "strong innovators", un niveau bien supérieur à ce que ses performances économiques auraient pu présager.
Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil au tableau ci-dessous :
Les tableaux figurent en taille réelle dans le fichier <pdf> référencé sous le titre de la chronique.
Toutes les régions qui ont un indice d’innovation avoisinant celui de la Wallonie présentent un indice PIB par habitant souvent largement supérieur à la moyenne européenne. Avec un indice PIB/hab de 87, la Wallonie fait vraiment figure d’exception dans ce tableau. Nous avions alors parlé d’une "énigme", d’un "mystère" wallon.
Tentons tout de même de percer ce mystère, même s’il est épais, en explorant les sous-indices de l’indice synthétique d’innovation (4). Dans le tableau 2 ci-dessous, on trouvera, pour chacun des indices, la moyenne des 12 régions avoisinant les scores d’innovation de la Wallonie (tableau 1 ci-dessus), ainsi que la différence entre les scores de la Wallonie et ces scores moyens. Ainsi verra-t-on peut-être que les forces de la Wallonie ne sont pas aussi stratégiques pour le développement économique que ses faiblesses.
Une première observation, à la lecture de ce tableau, est que la Wallonie performe moins bien que la moyenne des 12 régions dans 12 indicateurs (en rouge) sur 20, et performe mieux dans 8 (en bleu). Le bon score global de la Wallonie tient donc à quelques indicateurs très positifs (5). La double question face à ce tableau sont les suivantes : les indicateurs positifs sont-ils suffisants pour donner à la Wallonie un bon indice global d’innovation, mais ne le sont-ils pas pour pousser l’économie vers le haut ? Et, à l’inverse, les indices plus faibles influencent-ils de manière plus marquée la santé de l’économie ?
L’indicateur positif le plus important est la dépense R&D des entreprises (indicateur 7 dans le tableau). C’est l’indicateur le plus énigmatique. Comment se fait-il qu’un tel niveau de dépenses R&D dans le secteur privé ne conduise pas à plus d’activités économiques ? Sans pouvoir fournir une réponse exhaustive, on peut avancer que les dépenses R&D sont concentrées sur très peu de grandes entreprises et dans un nombre très restreint de secteurs (pour tout dire un secteur, la pharmacie). L’effet de ruissellement est dès lors très limité. Néanmoins, c’est un sujet à creuser.
Le deuxième indicateur très positif sont les dépenses d’innovation par personne employée (indicateur 9). Cet indicateur est trompeur sur sa répercussion sur l’économie. En effet, il s’agit des dépenses d’innovation dans les PME (6) innovantes. Même si la région, et c’est le cas de la Wallonie, a trop peu de PME innovantes et qu’elles sont plutôt "petites" que "moyennes", l’indicateur peut être bon mais son influence sera faible sur l’économie prise globalement. La même explication vaut pour les indicateurs 8 et 20, même si, pour ces indicateurs, ce sont les PME dans leur totalité qui sont reprises.
Le troisième indicateur fort est la collaboration entre PME innovantes (indicateur 13). On ne contestera pas l’importance de cette collaboration mais on admettra aussi que ce n’est pas l’indicateur le plus déterminant pour le développement économique.
En synthèse, les indicateurs à l’avantage de la Wallonie ont un effet macroéconomique limité.
Par contre, les indicateurs qui témoignent d’une forte transmission entre la R&D et l’économie sont moins bons. Les plus inquiétants sont les moindres demandes de brevets, de marques déposées, de design (indicateurs 15,16,17) qu’en moyenne dans les 12 régions-témoins. Or, brevets, marques déposées, design constituent le terreau sur lequel se déploie le dynamisme d’une économie innovante.
Le niveau insuffisant de la prise de brevets suscite deux questions : nos chercheur-euse-s ne brevettent ils/elles pas assez ? Ou la base scientifique elle-même est-elle insuffisante (en quantité et en qualité) pour prendre beaucoup de brevets, comme pourraient le suggérer les plus faibles indicateurs de publication scientifique (indicateurs 3 et 4) ? Voilà de vraies interpellations au monde scientifique et universitaire et aux autorités publiques qui les financent.
De même, selon l’indicateur 14, entreprises et universités collaborent insuffisamment sur des co-publications scientifiques. Or, on peut légitimement supposer que si des entreprises privées entament des recherches, c’est pour les exploiter économiquement le plus possible et le plus rapidement possible. Moins de publications publiques-privées c’est donc, in fine, moins d’activité économique innovante. Là encore, nos universités doivent s’interroger sur cette trop faible relation avec le monde privé.
On peut aussi relever moins d’emplois dans les activités intensives en connaissance (indicateur 18), moins d’emplois dans les PME innovantes (indicateur 19, ce qui rejoint l’observation ci-dessus sur la taille des entreprises innovantes). On peut relier la relative faiblesse de ces indicateurs à la profonde faiblesse de la formation tout au long de la vie (indicateur 2), qui expliquerait pourquoi beaucoup d’entreprises wallonnes ne trouvent pas le personnel formé qu’elles recherchent. Dans le même ordre d’idée, on regrettera le manque de compétences digitales (indicateur 5), pourtant essentielles dans une économie moderne (7).
Et, enfin, l’innovation dans les processus de production (indicateur 11) est plus faible en Wallonie que dans les 12 régions à indice d’innovation similaire, conduisant, probablement, à une moindre compétitivité de nos entreprises, et donc à une moindre performance économique.
La conclusion générale de l’analyse de ces indices est la suivante: l’innovation proche du marché, celle qui conduit à plus de compétitivité et plus d’activités économiques est plus faible en Wallonie que dans des régions à niveau d’innovation similaire. En outre, les entreprises innovantes sont sans doute moins nombreuses et moins développées. Nous tournons encore autour de l’entrepreneuriat (y compris l’entrepreneuriat au sein du monde universitaire et scientifique). On parle de celui ou celle qui prend des brevets ou des marques déposées, ou s’en empare, pour les exploiter en créant des entreprises, de celui ou celle qui a de l’ambition pour les faire grandir. Les faiblesses de la formation, autre thème récurrent de ces chroniques, ressortent aussi clairement de ces indices.
Nous ne sommes certainement pas au bout de l’élucidation de cet intrigant hiatus entre innovation et activité économique en Wallonie mais nous avons un peu progressé. Qui pour nous emboiter le pas ?
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(1) Une telle chronique parait presque futile, au regard du drame si proche que vit le peuple ukrainien. Mais c’est le principe même de la vie, on ne peut la suspendre, même par solidarité.
(2) European Commission, cohesion in Europe towards 2050, eighth report on economic social and territorial cohesion, december 2021, p.49
(3) European Commission, Regional Innovation Scoreboard 2021, 2021, https://ec.europa.eu/info/research-and-innovation/statistics/performance-indicators/regional-innovation-scoreboard_en
(4) Toutes ces données sont disponibles dans les fichiers accessibles à la page web citée à la note 3.
(5) L’indicateur global est une moyenne non-pondérée des 20 indicateurs
(6) PME= Petites et Moyennes Entreprises
(7) c’est aussi le constat posé par l’Agence wallonne du Numérique dans son “baromètre 2021 de la maturité numérique des citoyens.” https://www.digitalwallonia.be/fr/publications/citoyens2021
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