> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v Pièges à l’emploi : un obstacle majeur à l’augmentation du taux d’emploi (1)
2022-10 - Namur, le 14 mars 2022. > [pdf]
De manière tout à fait abusive, le Gouvernement fédéral a présenté, le 25 février dernier, les mesures de sa réforme du marché du travail comme un pas vers l’objectif d’un taux d’emploi de 80% en Belgique. Rappelons les principales ambitions de ces mesures : possibilité de ramener la semaine de travail sur 4 jours, facilitation du travail en soirée pour l’e-commerce, cinq jours de formation par an, et d’autres mesures favorisant la transition entre deux emplois,… Toutes ces mesures vont peut-être faciliter la vie des employeurs et donner plus de liberté et de droits à ceux et celles qui travaillent déjà mais elles ne vont en rien – ou si peu - augmenter l’incitation à revenir sur le marché du travail de ceux et celles qui s’en sont éloignés, pour cause de maladie ou autre.
Le Gouvernement fédéral aurait mieux fait de prendre connaissance de l’étude publiée par la fédération des CPAS (2) de Wallonie (3) sur les pièges financiers à l’emploi et de trouver les mesures pour y remédier.
De quoi parle-t-on ? Les pièges à l’emploi sont les freins tout à fait rationnels qui découragent les personnes sans emploi à en chercher un et surtout à accepter ceux qu’on leur offre. Les pièges les plus forts sont les pièges financiers, c’est-dire les situations où le revenu généré par l’emploi, compte tenu de tous les frais liés à la reprise d’emploi (garde d’enfants, frais de déplacement, perte d’allocations supplémentaires), est moindre ou très proche de l’allocation sociale dont bénéficie la personne sans travailler (allocation de chômage ou revenu d’insertion du CPAS).
Il existe d’autres pièges à l’emploi, comme par exemple le manque d’infrastructures d’accueil des enfants, l’isolement dans des lieux mal desservis par les transports publics, les frais de recherche d’un emploi.
L’étude de la Fédération des CPAS, bien que très touffue et très indigeste, fournit des éléments solides de l’existence des pièges financiers à l’emploi en Belgique. C’est un exercice difficile car chaque situation individuelle est particulière, selon la composition du ménage, où l’on habite, le montant du salaire proposé, les frais encourus par la reprise du travail.
L’étude présente deux situations tout à fait révélatrices reprises dans le tableau suivant :
Les tableaux figurent en taille réelle dans le fichier <pdf> référencé sous le titre de la chronique.
Encore une fois, ces deux cas sont très individualisés : on suppose que les personnes sont payées au salaire minimum, les frais de crèche et de transport sont calculés sur base d’hypothèses très précises, le/la travailleuse avec une personne à charge est, dans l’exemple, un ménage monoparental, on ne tient pas compte des allocations supplémentaires possibles etc.
Néanmoins, pour le travailleur isolé, le gain du travail, par rapport à un salaire minimum est de 300 euros par mois. Cette différence peut paraître suffisante pour inciter à prendre un emploi. Encore qu’il ne faut pas sous-estimer l’effet attractif du travail en noir qui peut très bien permettre le même revenu disponible sans les contraintes induites par un emploi régulier.
Pour le/la travailleuse avec enfant à charge, la situation d’emploi est financièrement défavorable par rapport à la situation d’allocation : il/elle perdrait 200 euros par mois, encore une fois, sans tenir compte des allocations supplémentaires qui seront perdues si on reprend un emploi et à nouveau sans tenir compte des coûts "psychologiques et organisationnels" que la reprise du travail va impliquer sur la vie quotidienne.
En outre, il s’agit ici d’emploi à temps plein. L’incitation à prendre un emploi à temps partiel, même si une partie des allocations est maintenue, est encore plus faible, les frais supplémentaires annulant encore plus vite l’avantage financier du travail.
Un graphique montre que le risque de pièges financiers à l’emploi s’est aggravé depuis une quinzaine d’années. Ce graphique reprend, en rouge, l’évolution du revenu mensuel d’intégration du CPAS pour une personne qui a des enfants à charge, et en bleu l’évolution du salaire minimum mensuel (l’ordonnée est libellée en euros).
On constate que, en 2005, le revenu minimum représentait 148% du revenu d’intégration versé par le CPAS. En 2022, il ne représente plus que 119%. Peu de travailleurs sont rémunérés au salaire minimum, 2 ou 3% selon le service d’étude de la FGTB qui s’appuie sur les chiffres ONSS (4). Néanmoins, étant donné l’écart très étroit entre le salaire minimum et le revenu d’insertion, d’autant plus qu’il s’agit de salaires bruts, les tranches de salaires légèrement supérieures sont aussi concernées par ce phénomène de "pièges à l’emploi".
En passant, ce rapprochement du salaire minimum (et en général des bas salaires, comme on pourrait le montrer) avec les allocations sociales souligne aussi la précarisation d’une partie du salariat, connue médiatiquement sous le vocable de "travailleurs pauvres", c’est-à-dire ces salariés pour qui le revenu du travail n’assure plus une vie décente. Le débat pourrait sans doute être encore étendu au bas de l’échelle des salaires moyens.
Que faire ? Sans doute augmenter le salaire minimum, mais dans quelle proportion pour ne pas accélérer les suppressions des postes peu qualifiés et/ou leur remplacement par des machines ? Cette question vaut aussi pour la proportion d’une augmentation, pourtant nécessaire, des bas salaires en général (5). Ce dernier point relève des négociations interprofessionnelles qui ont lieu tous les deux ans, dont on connaît les raisons qui les mènent généralement dans l’impasse : l’indexation automatique contre la loi qui encadre les salaires (6).
Cependant, par le biais fiscal, le Gouvernement fédéral peut fortement influencer le salaire net. Il est évident que l’imposition des bas et moyens salaires est trop forte en Belgique et qu’elle est une des causes des pièges à l’emploi. Les discussions pour une réforme de la fiscalité du travail sont en cours au Gouvernement fédéral mais elles risquent d’être difficiles car, pour maintenir un certain équilibre budgétaire, les très hauts revenus (le cumul des salaires et des revenus du capital) devraient être mis à contribution pour compenser la baisse de la fiscalité sur les bas et moyens salaires.
Voilà un enjeu bien plus important que la semaine des 4 jours ou le travail de nuit. D’autres facteurs, comme la qualité et les conditions de travail ou les qualifications, sont aussi beaucoup plus déterminants pour une augmentation du taux d’emploi. On se gardera bien de citer le chiffre de 80%, objectif tout à fait irréaliste, compte tenu de la situation du marché du travail wallon.
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(1) Le lecteur attendrait peut-être de son chroniqueur qu’il traite des conséquences et des grandes mutations que la guerre en Ukraine pourrait provoquer sur l’économie européenne et mondiale. Pour le moment, nous n’apporterions rien d’original au débat. Mieux vaut rester dans sa sphère de compétence. Ce qui ne diminue en rien notre effroi devant cette guerre et notre solidarité avec le peuple ukrainien.
(2) CPAS = centre public d’action sociale, qui, notamment alloue les revenus d’intégration.
(3) Marie CASTAIGNE, les pièges à l’emploi: quand le travail coûte. Analyse d’une remise à l’emploi pas toujours simple pour les bénéficiaires du revenu d’intégration, janvier 2022, https://www.uvcw.be/insertion/communiques-presse/art-7123
(4) https://www.fgtb.be/sites/fgtb/files/news/link_doc/notre-brochure-sur-le-salaire-minimum.pdf
(5) La notion de bas salaire est très vague, les définitions varient beaucoup. Une limite pourrait être 2.300 euros/brut par mois, qui correspond au décile le plus bas de l’ensemble des salariés.
(6) Voir ma chronique: “la formation des salaires en Belgique – un jeu perdant-perdant” https://www.institut-destree.eu/2021-12-13_chronique-economique_didier-paquot.html
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