> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v "Ce qui n’est pas mesuré ne peut être amélioré"
2022-24 - Namur, le 29 août 2022. > [pdf]
Le numéro 171 (1) de l’excellente collection "Regards économiques" du département économique de l’UCLouvain est consacré à l’évaluation d’une mesure prise par le Gouvernement Michel en 2015. Cette mesure devait inciter les jeunes à rentrer plus vite sur le marché du travail. Elle consistait en la suppression du droit à l’allocation d’insertion (en principe accessible un an après la fin de leurs études) pour deux groupes : les jeunes de plus de 25 ans et les jeunes de moins de 25 ans qui n’ont pas de diplôme de l’enseignement secondaire. Ces suppressions pousseraient les jeunes à chercher plus vite un emploi ou à faire plus d’efforts pour obtenir un diplôme.
L’évaluation menée par les 4 chercheur-e-s belges sur l’efficacité de cette mesure repose sur la méthode de "différences-de-différences" où l’évolution des jeunes qui ont perdu le droit à l’allocation est comparée à l’évolution d’un groupe "de contrôle" composé de jeunes qui ont conservé ce droit. Plus de détails sur la méthode sont à découvrir dans la publication.
L’évaluation menée par les 4 chercheur-e-s belges sur l’efficacité de cette mesure repose sur la méthode de "différences-de-différences" où l’évolution des jeunes qui ont perdu le droit à l’allocation est comparée à l’évolution d’un groupe "de contrôle" composé de jeunes qui ont conservé ce droit. Plus de détails sur la méthode sont à découvrir dans la publication.
Au terme de cette analyse très rigoureuse, les auteurs et autrice concluent que, "pour les jeunes sans diplôme de l’enseignement secondaire, la réforme passe complètement à côté de son objectif. La suppression du droit à l’allocation d’insertion n’a pas d’effet statistiquement significatif sur les chances de trouver un emploi, sur l’obtention d’un diplôme ou sur l’abandon scolaire […] Pour les jeunes titulaires d’un master universitaire, la réforme a quelque peu augmenté la transition vers des emplois intérimaires de très courte durée mais n’a pas favorisé la transition vers des emplois durables". Le seul avantage non intentionnel de la suppression des allocations est "qu’elle a incité des jeunes universitaires à terminer leurs études plus tôt ou à ne pas les abandonner". Mais comme le soulignent les conclusions de l’étude : "Cet avantage non intentionnel justifie-t-il le coût imposé à tous les jeunes de 25 ans ou plus qui perdent le droit à l’allocation d’insertion ?" Et de poursuivre : "La suppression de ce droit a plongé certains jeunes dans la pauvreté et a rendu impossible pour d’autres de vivre de manière autonome sans le soutien financier de leurs parents".
On rêverait que le Ministre du travail s’empare des conclusions de cette étude pour rétablir les allocations d’insertion des jeunes de 25 ans ou plus afin d’éviter des drames personnels inutiles. Mais le Ministre du travail est-il seulement au courant de cette étude ? Lui a-t-elle été communiqués ? Et, quand bien même le Ministre aurait pris connaissance de l’étude, ces conclusions scientifiquement très solides suffiraient-elles à convaincre les représentants de certains partis qui savent que ce genre de réforme plait à un certain électorat qui se moque bien qu’elle soit fondée ou non ?
On touche à nouveau au sujet délicat du rapport entre les experts et le monde politique (2). Il ne suffit pas que les experts aient raison avec une forte probabilité pour que les politiques en soient avertis, l’admettent et agissent en conséquence. D’autres raisons – notamment le refus d’admettre une erreur, l’inertie, le clientélisme, l’électoralisme, la démagogie, les rapport de force entre partis – ont souvent plus de poids que des conclusions scientifiques solides.
Le dialogue dans le triangle experts - politiques - opinion publique est encore plus difficile quand les experts n’accompagnent pas les conclusions de leurs études ou analyses par des mesures et estimations, basées sur des méthodes scientifiques éprouvées. Alors, tout est questionnable, discutable, sujet à débats sans fin, sans que rien ne puisse venir donner raison ou tort aux différents arguments avancés. Les experts perdent alors beaucoup de leur crédibilité auprès du grand public et des politiques, et ont bien du mal à faire entendre leurs analyses, même si elles revêtent une certaine pertinence.
C’est ce qui est arrivé par deux fois en Belgique ces derniers mois, d’abord lorsque le Gouvernement fédéral a mandaté un groupe d’experts pour proposer des mesures visant à restaurer le pouvoir d’achat tout en préservant la compétitivité, et ensuite lors de la remise au Ministre des finances d’un rapport d’experts sur la réforme fiscale.
Le 28 avril dernier, le Premier Ministre, Alexander De Croo, mettait en place un groupe de 7 experts, dont 6 économistes, représentant les différentes sensibilités présentes au Gouvernement, sous la présidence du Gouverneur de la Banque Nationale, Pierre Wunch, Ce groupe "avait pour mission de nourrir le gouvernement fédéral en recommandations et pistes d’action pour faire face à l’inflation et aux défis économique liés à la guerre en Ukraine" (3).
Le moins que l’on puisse dire est que le rapport de ce groupe d’experts, transmis au Gouvernement fédéral le 5 juillet, a été diversement accueilli et qu’il a suscité dès le départ des polémiques très politiques ou corporatistes. Ce rapport, pour ce que l’on en sait car il ne semble pas être public, contient un certain nombre de recommandations qui reflètent les préoccupations des économistes qui composaient ce groupe. Ces recommandations ne sont malheureusement accompagnées d’aucune simulation ou estimation de leurs conséquences et effets, voulus ou non voulus. Elles sont donc sujettes à toutes les interprétations ou commentaires possibles. On en arrive alors à des discussions typiques du café du commerce, par médias interposés. C’est donc un rapport qui a surtout servi à décrédibiliser la qualité scientifique des membres du groupe, et plus généralement, à augmenter la méfiance du grand public à l’égard des experts.
En dépit d’une meilleure qualité et rigueur, le même sort a été réservé au rapport sur une future réforme fiscale, coordonné par l’Institut de droit fiscal de l’Université de Gand. Ce rapport contient beaucoup de propositions argumentées modifiant fondamentalement le système fiscal belge. Malheureusement, n’y est adjointe aucune simulation de l’impact de ces propositions sur les revenus nets des citoyens, ni sur les effets sur les finances publiques, bien que l’introduction du rapport souligne que ces simulations sont indispensables avant de mettre en œuvre les réformes proposées. Les représentants de différents partis politiques ont évidemment eu beau jeu de jeter l’anathème sur ce rapport, sous prétexte que leur électorat était durement ou insuffisamment touché par ces réformes, et sans que personne ne puisse dire si c’était vrai ou faux. Encore une fois, le café du commerce a ré-ouvert ses portes.
C’est donc l’occasion de rappeler l’adage populaire : "ce qui n’est pas mesuré ne peut être amélioré". Et les experts feraient bien de résister aux sirènes des politiques qui les forcent à des analyses bâclées par manque de temps : leurs contributions font plus de tort que de bien à la clarté du débat public et ne permettent pas de progresser sur le chemin de l’amélioration des politiques publiques. Mieux vaut suivre la voie des économistes signataires de l’étude publiée par "Regards économiques", qui ont pris le temps d’une analyse fouillée et scientifique, au risque de ne pas être suffisamment accessibles ou entendus. Mais, si les politiques s’en donnaient la peine, ils trouveraient dans ce type d’études matière à vraiment améliorer l’action publique.
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(1) B.COKX, K. DECLERCQ, M. DEJEMEPPE, B. VAN DER LINDEN, Priver les jeunes d’allocations d’insertion est-il un remède efficace pour lutter contre l’abandon scolaire et le chômage?, Regards économiques, n°171, juin 2022
https://www.regards-economiques.be/images/reco-pdf/reco_223.pdf
(2) Nous avions déjà abordé ce sujet dans une précédente chronique (17/02/22): “Les économistes sont-ils suffisamment écoutés par les politiques?”
https://www.institut-destree.eu/2022-01-17_chronique-economique_didier-paquot.html
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