> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v Politique industrielle sectorielle : prudence, prudence !
2021-18 - Namur, le 17 mai 2021. > [pdf]
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Lors de l’émoi suscité par la pénurie des semi-conducteurs, nous avions suggéré (1) qu’avant de se lancer dans des politiques industrielles coûteuses pour "relocaliser" ou développer la production domestique de certains produits, il fallait bien mesurer si le jeu en valait la chandelle et s’il ne valait pas mieux laisser le marché adapter l’offre à la demande. On pouvait toutefois concevoir quelques exceptions pour certains produits stratégiques.
Un article (2) bien à propos publié par le Conseil d’analyse économique, un cercle d’économistes attaché au Premier ministre français, revient sur le sujet et conclut aussi que le marché reste, pour l’immense majorité des biens, la meilleure réponse aux pénuries, sans pour cela qu’il faille rester complètement inerte.
L’article rappelle les immenses gains que le commerce international a apporté aux entreprises et surtout aux consommateurs, tout en reconnaissant que la spécialisation internationale a accru, pour beaucoup de produits, la fragmentation du processus de production entre de très nombreux producteurs dispersés à travers le monde. Cette fragmentation de la chaîne de valeur a augmenté la vulnérabilité de certaines entreprises, dépendantes de quelques fournisseurs clés.
Mais, au fond, combien de produits sont dans une telle situation de dépendance ? Les calculs effectués par les auteurs de l’article dégonflent la baudruche. Sur les 9.334 produits importés par la France, 644 dépendent d’un faible nombre de pays fournisseurs, et seuls 122 dépendent d’un faible nombre d’entreprises importatrices. En outre, tous ces produits n’ont pas une valeur stratégique, par exemple des biens de consommation courante en font partie.
Forts de ce constat, les auteurs soulignent qu’il faut "éviter l’écueil de politiques de soutien imparfaitement ciblées, qui seraient coûteuses pour le consommateur sans fondamentalement renforcer la résilience, symptôme de tentations protectionnistes dans un climat de défiance face à la mondialisation". Ils ajoutent : "L’utilisation d’outils statistiques […] permettrait d’apporter des critères objectifs à cette politique industrielle [visant les produits stratégiques]. En l’absence de tels critères objectifs, le risque de détournement par les lobbies est important."
Bien plus, pour la plupart des produits stratégiques potentiellement "vulnérables" à certains fournisseurs, la solution n’est sans doute pas le développement d’un production domestique pour la substituer aux inputs importés, mais plutôt, soit de favoriser une diversification des approvisionnements et la multiplication des alliances stratégiques (surtout avec des partenaires commerciaux européens), soit de faciliter ou subventionner le stockage.
Ce ne serait que pour des productions hautement technologiques, desquelles il peut découler des retombées importantes dans d’autres domaines ("externalités technologiques positives") qu’il serait intéressant de mettre en œuvre une politique industrielle favorisant le développement ou l’acquisition de capacités de production de produits actuellement importés. Dans tous les autres cas, l’argent public est mal utilisé, notamment en termes de coût d’opportunité.
Cet impératif de prudence dans la mise en œuvre de politiques industrielles sectorielles n’est pas inutile à rappeler quand on lit la section consacrée à la politique industrielle dans "Get up Wallonia", le programme de redressement économique wallon élaboré par un conseil d’économistes et remis au gouvernement wallon le 21 avril dernier et auquel nous avons consacré notre chronique il y a 15 jours (3).
Plus précisément, ce qui est développé dans l’action III.1.1. "Concevoir la politique économique et industrielle en chaînes de valeur" peut susciter quelques réserves.
La première action consisterait à "concentrer les moyens sur un nombre limité de filières" : filières stratégiques, filières d’opportunité, filières structurantes. Qui va définir ces filières ? L’administration ? Un conseil ad hoc ? Les lobbies sectoriels ? Quelques grandes entreprises ? Non seulement personne ne peut savoir quelles seront les filières d’avenir, mais encore moins celles où la Wallonie comptera, sur le moyen et long terme, des entreprises performantes au potentiel de croissance important. Encore une fois, laissons faire le marché, favorisons les facteurs qui augmentent la compétitivité des entreprises mais ne pensons pas que quiconque puisse jouer au démiurge de l’industrie wallonne en lisant l’avenir de l’économie mondiale.
On est aussi assez surpris par des présupposés assez approximatifs et protectionnistes, comme celui de favoriser les secteurs "non ou difficilement délocalisables". Doit-on céder à la grande peur du commerce international ? Concrètement, faut-il que la Wallonie se spécialise dans les bistrots, les restaurants ou le commerce de détail et abandonne les entreprises high-tech parce qu’elles sont facilement délocalisables ? Dans une économie mondialisée, toute activité est virtuellement délocalisable, c’est la force et la puissance d’une entreprise qui la rendent non délocalisable.
L’inquiétude ne diminue pas quand on lit la deuxième action : "Elargir le spectre du soutien public en se basant sur les chaînes de valeur. […] via la création d’une cellule d’anticipation dont le rôle sera d’anticiper les tendances économiques porteuses […] et d’identifier les manquements dans les chaînes de valeur présentes en Wallonie […] dans une perspective de développement d’activités".
On soulignera encore la grande difficulté pour une cellule d’anticipation à cerner avec suffisamment de précision les tendances économiques porteuses.
Mais, surtout, on se demande ce qu’on fait quand on a identifié "les manquements dans les chaînes de valeur présentes en Wallonie", c’est-à-dire les chaînons de valeur qui sont produits en dehors de la Wallonie, résultat de la spécialisation internationale, ou encore plus concrètement, des produits importés au meilleur coût et meilleure qualité que ceux qui pourraient être produits en Wallonie. Les économistes qui ont rédigé "Get up Wallonia" pensent donc que les autorités wallonnes vont avoir le pouvoir prométhéen de créer ex nihilo, à coups de subventions, une production domestique de chaînons manquants à un meilleur coût et de meilleure qualité que l’actuel fournisseur étranger qui a émergé de la concurrence mondiale grâce à sa meilleure compétitivité ? Où va-t-on trouver un industriel wallon pour relever le défi, et comment être sûr qu’il va le relever ?
Si on oublie la fragilité de cette proposition, on se demande aussi quel est son intérêt. Si la firme wallonne qui importe certains produits en est satisfaite, pourquoi vouloir consacrer de l’argent public à tenter de leur substituer des produits wallons ? Il y a vraiment mieux à faire avec l’argent et l’énergie que les autorités veulent consacrer à la politique industrielle, par exemple favoriser le développement de nouvelles entreprises innovantes sur des marchés nouveaux, comme nous l’avons déjà développé dans une chronique précédente (4).
Le temps est vraiment venu de refonder une politique industrielle wallonne, débarrassée des tentations de planification sectorielle, basée sur les enjeux sociétaux et soucieuse de donner à une nouvelle industrie wallonne les atouts nécessaires pour s’imposer sur la scène européenne, voire mondiale.
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(1) http://www.institut-destree.eu/2021-02-22_chronique-economique_didier-paquot.html
(2) JARAVEL. X, MEJEAN. I, Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ?, notes du Conseil d’analyse économique, n°64, Avril 2021
(3) http://www.institut-destree.eu/2021-05-03_chronique-economique_didier-paquot.html
(4) http://www.institut-destree.eu/2021-01-25_chronique-economique_didier-paquot.html
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