> Chronique de la vie économique wallonne : le regard de Didier Paquot
v Dani Rodrik : un économiste du concret à écouter
2022-18 - Namur, le 30 mai 2022. > [pdf]
Dans notre chronique du 17 janvier 2022 (1), nous rappelions une phrase assassine du grand économiste John Maynard Keynes : "Les hommes pratiques qui se croient tout à fait exempts de toute influence intellectuelle, sont généralement les esclaves de quelque économiste défunt". L’entretien qu’a donné l’économiste Dani Rodrik, au journal "Le Monde" (édition du 19 mai et sur le site du journal (2)), donne l’occasion aux gouvernements des pays industrialisés de démentir Keynes.
Ce professeur d’économie à l’université d’Harvard (3), dont les recherches tournent autour de la mondialisation, la croissance économique et le développement, ainsi que l’économie politique, fournit en effet une analyse accessible des conséquences de l’hypermondialisation et de la révolution technologique, analyse qui met en cohérence un certain nombre de constats présents dans la littérature économique depuis déjà de nombreuses années.
Mais surtout, D. Rodrik trace les lignes de forces d’une nouvelle politique économique dont l’objectif est de reconstruire une économie qui ré-inclurait celles et ceux qui ont été exclus de la vie économique, réduisant par là-même la séduction des thèses populistes. Comme le souligne "Le Monde" dans son introduction à l’entretien, les travaux de D. Rodrik tissent les liens entre mondialisation, souveraineté et démocratie.
Voici les extraits significatifs de cet entretien mené par les deux journalistes Julien Bouissou et Philippe Escande.
"Personnellement, je pense que l’essor du populisme autoritaire dans de nombreux Etats en Europe et aux Etats-Unis est lié à la disparition des emplois de qualité dans la classe moyenne de ces pays. Celle-ci est due à de multiples facteurs, dont la mondialisation, qui a accéléré la désindustrialisation. La perte des usines a réduit l’offre d’emploi, pour une population parfois très compétente mais peu mobile, et qui n’avait pas les qualifications nécessaires pour bénéficier de l’économie hypermondialisée.
Mais la mondialisation n’est pas la seule force en jeu. Les changements technologiques, l’automatisation, les robots ont aussi contribué à cela. L’approche très radicale en matière de politique économique, poussant à plus de libéralisation et de dérégulation du marché du travail, a créé de l’anxiété. […]. Les leaders [de l’extrême droite] ont su capitaliser sur cette angoisse et ces chocs.
[…].
Notre choix n’est pas entre l’autarcie et l’hypermondialisation. Il s’agit plutôt de savoir quelle mondialisation nous souhaitons (4). De la même façon que les pays européens doivent déterminer le degré d’intégration économique qu’ils souhaitent pour l’Europe. D’ailleurs, tout n’a pas été harmonisé. Nous avons travaillé dur pour sécuriser les droits économiques des entreprises dans le monde, mais nous n’avons rien fait sur les droits des travailleurs. C’est donc une mondialisation déséquilibrée qui a poussé les intérêts des institutions financières et des entreprises, mais pas ceux du travail ou de l’environnement.
[…].
Ce qui se passe en ce moment sur le marché du travail, la disparition des emplois de qualité et l’effritement de la classe moyenne, est ce qui menace le plus notre environnement social et politique.
[…].
La Chine a été le plus grand bénéficiaire de l’hypermondialisation. Un milliard de Chinois sont sortis de l’extrême pauvreté et du dénuement. Mais le paradoxe, c’est que la Chine n’a pas du tout joué le jeu de l’hypermondialisation. Elle a profité de l’ouverture des autres économies, tout en subventionnant ses entreprises, en contrôlant ses taux de change et les flux de capitaux, et en violant les droits de propriété intellectuelle. Bref, des politiques contraires aux règles de l’hypermondialisation. Les pays qui ont le plus profité de l’hypermondialisation ont finalement été ceux qui n’ont pas respecté les règles de l’hypermondialisation.
[…].
Mon diagnostic est que les racines de la crise économique et de la crise démocratique sont à rechercher dans le marché du travail, l’insécurité économique, la précarité, la disparition des emplois de qualité (5) et la réduction de l’ascenseur social vers la classe moyenne.
[…].
Beaucoup de gens sentent qu’ils ne peuvent plus participer de manière productive et digne à la vie de la société. La solution à cela ne réside pas juste dans l’accroissement de la redistribution et des transferts. Il faut des politiques qui visent à créer des emplois stables, avec des perspectives d’évolution et dans un bon environnement. C’est ce que j’appelle l’économie des emplois de qualité. Il faut travailler avec les entreprises, essentiellement les petites et les moyennes, pour leur fournir les services dont elles ont besoin pour améliorer leur productivité et augmenter leurs emplois (6).
[…].
Cela ressemble aux politiques industrielles des années 1960-1970, à la différence qu’elles ne ciblent pas des champions nationaux de l’industrie manufacturière tournés vers l’exportation, mais des entreprises moyennes fortement pourvoyeuses d’emplois dans des régions délaissées. Pas juste pour créer du travail, mais des emplois productifs, qui permettent aux gens d’améliorer leurs compétences. »
A l’occasion de notre prochaine chronique, nous approfondirons la pensée de D. Rodrik en présentant un article-synthèse de ses derniers travaux: "Fixing capitalism’s good jobs problem" paru dans l’Oxford Review of Economic Policy (7).
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(1) https://www.institut-destree.eu/2022-01-17_chronique-economique_didier-paquot.html
(2) https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/05/19/l-essor-du-populisme-autoritaire-est-lie-a-la-disparition-des-emplois-de-qualite-dans-la-classe-moyenne_6126795_3234.html?xtor=EPR-33281062-[la-lettre-eco]-20220520-[plus-lus_titre_1]&M_BT=53414861436071 . Malheureusement, l’article est réservé aux seul(e)s abonné(e)s.
(3) https://drodrik.scholar.harvard.edu/
(4) Cfr. Notre chronique “Ralentir la course du libre-échange.” https://www.institut-destree.eu/2021-02-01_chronique-economique_didier-paquot.html
(5) Notre chronique du 22 mars 2021 illustre ce phénomène pour la Belgique. https://www.institut-destree.eu/2021-03-22_chronique-economique_didier-paquot.html
(6) Cfr. notre chronique “Quel entrepreneuriat pour le développement local?” https://www.institut-destree.eu/2022-02-07_chronique-economique_didier-paquot.html
(7) https://drodrik.scholar.harvard.edu/publications/fixing-capitalism%E2%80%99s-good-jobs-problem
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